L’emprunt lexical : quoi, pourquoi, comment, et avec quelles conséquences ?
Journée d'étude avec Thiago Costa Chacon organisée avec le soutien de l'Université Aix-Marseille
Une journée d'étude organisée par Denis Bertet (denis.bertet@univ-amu.fr), Médéric Gasquet-Cyrus (mederic.gasquet-cyrus@univ-amu.fr), Samuel Vernet (samuel.vernet@univ-amu.fr), Sylvie Voisin (sylvie.voisin@univ-amu.fr) et Sylvie Wharton (sylvie.wharton@univ-amu.fr).
Présentation
On peut définir le processus d’emprunt lexical comme l’application d’une des principales stratégies de créativité lexicale qu’ont à leur disposition les locuteurs d’une langue en situation de contact avec une ou plusieurs autres. Par l’emprunt lexical, les locuteurs d’une langue donnée (dite “langue receveuse”) interviennent durablement sur le lexique de celle-ci en y intégrant en tout ou en partie une réplique plus ou moins exacte d’un élément appartenant au lexique d’une autre langue (dite “langue donneuse”). D’un point de vue théorique, on peut opposer la stratégie de créativité lexicale exogène qu’est l’emprunt à des stratégies endogènes qui, pour assurer cette même fonction de transformation durable du lexique d’une langue, ne font intervenir que des ressources déjà présentes dans cette même langue avant transformation (dérivation, composition, extension sémantique, création phonosymbolique, etc.). Notons toutefois qu’en pratique, ces deux types de stratégies, endogènes et exogène, sont très souvent combinés dans la créativité lexicale.
Le lexème d’emprunt français ‘bitcoin’ s’est par exemple formé par réplication de la majeure partie des composants de son lexème source anglais bitcoin : grande partie de sa forme phonologique, dénotation, classe grammaticale (à l’exclusion, notamment, de la position de son accent tonique et de sa forme flexionnelle de pluriel bitcoins [ˈbɪtˌkɔɪnz]). Les lexèmes français ‘parking’ et ‘gratte-ciel’, quant à eux, se sont formés par réplication d’une petite partie seulement des composants de leurs lexèmes sources parking ‘fait de se garer’ (ou peut-être parking lot ‘place de parking’) et skyscraper ‘gratte-ciel’ : ‘parking’ ne réplique guère de son lexème source qu’une partie de sa forme phonologique et une partie de son sémantisme, tandis que ‘gratte-ciel’ ne réplique guère du sien que sa dénotation, sa composition sémantique et sa classe grammaticale. Notons au passage que skyscraper n’a pas donné, par exemple, *‘gratteur-de-ciel’ mais bien ‘gratte-ciel’ : le lexème résultant en français ne réplique donc pas la composition morphologique exacte du lexème source (sky-scrap-er), mais est modelé au lieu de cela sur une structure morphologique préexistante en français, celle que l’on trouve dans des composés tels que ‘garde-robe’, ‘prête-nom’ ou ‘ouvre-boîte’. Le lexème ‘réaliser’, enfin, a récemment élargi son sémantisme en absorbant parmi ses significations la réplique d’un des sens du mot source anglais realize ‘s’aviser, prendre conscience, se rendre compte (de quelque chose)’. Dans tous ces cas en apparence très divers (pour une typologie classique et purement descriptive des produits de l'emprunt lexical, cf. Haugen 1950:212-215), des locuteurs du français ont durablement transformé le lexique de leur langue en y intégrant la réplique de certains composants du lexique de l’anglais, et l’on peut donc parler d’emprunt lexical.
La recherche linguistique sur l'emprunt lexical a donné lieu, depuis la deuxième moitié du 19ème siècle au moins, à un nombre massif d'études de cas portant sur divers aspects du phénomène tels qu'on les observe dans telle langue particulière (voir p. ex. Haspelmath & Tadmor 2009 et Grant 2019 pour des collections récentes de courtes études de cas). En comparaison, moins nombreux ont été les travaux translinguistiques s'attachant à comprendre les motivations, les modalités ou les effets du phénomène de l'emprunt lexical indépendamment des conditions particulières d'une langue donnée. Les travaux largement pionniers de Haugen (1950) et Weinreich (1953) ont brillament échafaudé un cadre de réflexion translinguistique sur le phénomène de l'emprunt (lexical ou autre) qui demeure pour l'essentiel pertinent jusqu'à aujourd'hui. On retrouve ce cadre de réflexion relativement peu changé dans les synthèses récentes sur la question (voir notamment Haspelmath 2009, Matras 2009, Winford 2010, Kang 2013, Grant 2015).
Lors de la présente journée d'étude, nous aborderons les questions majeures définies par ce cadre de réflexion à travers des études de cas ou des analyses translinguistiques combinant les approches de la linguistique descriptive et de la sociolinguistique :
- Qu'est-ce qu'est (et n'est pas) l'emprunt lexical ? Comment le distinguer, en particulier, du mélange codique (code-mixing) d’une part, dans lequel l'insertion de lexèmes est occasionnelle (Haspelmath 2009:40-42, Matras 2009:106-114), mais aussi de l’acquisition du langage d’autre part, dans laquelle l'insertion d'un élément lexical nouveau est certes durable mais n'est censée que compléter le lexique d'un individu ou d'un groupe avec du contenu déjà présent dans le lexique de sa langue ? Comment fonder empiriquement ces distinctions ? Jusqu’où peut-on parler d’emprunt ? Peut-on par exemple parler d'emprunt au sujet de la formation du fonds lexical d'une langue mixte, d'une langue créole, ou encore d'une langue artificielle ?
- Pourquoi (et pourquoi pas) l'emprunt lexical ? Face au besoin de créativité lexicale, quelles sont les motivations qui conduisent des locuteurs à privilégier la stratégie de l'emprunt lexical plutôt que des stratégies endogènes (Weinreich 1953:56-61, Haspelmath 2009:46-51, Matras 2009:149-153,) ? Quels types de lexèmes, d'un point de vue formel ou sémantique, sont-ils plus susceptibles d'être empruntés que d'autres, et pourquoi (Haspelmath & Tadmor 2009) ? Pour quelles raisons culturelles, socilinguistiques, voire structurelles, certaines langues semblent-elles moins enclines que d’autres à l'emprunt lexical dans un contexte comparable (Brown 1999, Lewis 1999, Thomason 1999:27-29, Schapper 2021) ?
- Dans quelle mesure le contexte sociolinguistique et culturel de contact conditionne-t-il les formes que prend l'emprunt lexical ? Comment peut-on (voire doit-on) élaborer une typologie des situations de contact de langues pour mieux comprendre la diversité des manifestations que prend le phénomène de l'emprunt lexical dans les langues du monde (Thomason & Kaufman 1988, ch. 4 ; Weinreich 1953 ; Van Coetsem 1988) ?
- Selons quels processus psycholinguistiques et sociaux précis l'emprunt lexical se produit-il ? Comment un emprunt lexical surgit-il, se diffuse-t-il et se fixe-t-il peu à peu, depuis sa formation dans l'interaction de quelques individus jusqu'à son intégration au lexique de la langue receveuse (Thomason 2001 [notamment chapitres 4 et 6], Winford 2019) ? En particulier, quels rapports entretient l'emprunt lexical avec le bilinguisme d'individus ou de groupes d'individus, et leur éventuelle pratique du mélange codique (Poplack & al. 1988, Myers-Scotton 1992, Poplack & Dion 2012) ? Comment diffère le processus d'emprunt lexical selon que les locuteurs qui le pratiquent ont la langue receveuse pour langue maternelle, langue dominante, langue seconde, etc. (Van Coetsem 1988, 2000) ?
- Quelles transformations structurelles subit (ou ne subit pas) un élément lexical emprunté ? Quels types d'adaptations phonologiques (Calabrese & Wetzels 2009, Kang 2010, 2011, Paradis & Lacharité 2011) et morphosyntaxiques (Gardani 2019) observe-t-on dans l'emprunt lexical ? Dans quelle mesure ce processus d’adaptation manifeste-t-il des règles (ou des contraintes) phonologiques ou morphosyntaxiques de la langue receveuse qui sont parfois difficilement décelables dans le fonctionnement de son lexique “natif” ?
- Quelles conséquences structurelles peut avoir l'emprunt lexical sur la langue receveuse ? Quels effets peut-il avoir à moyen et long terme sur ses structures, notamment lexicales (Weinreich 1953:53-56, Muysken 1981, Grant 2015), phonologiques et morphosyntaxiques (Winford 2019:175-177) ?
- Quelles représentations morales et sociales les locuteurs associent-ils à l'emprunt lexical ? Dans quelle mesure et comment les locuteurs ont-ils conscience ou non du caractère emprunté de certains éléments du lexique des langues qu'ils utilisent (Haspelmath 2009:43) ? Quelles valeurs, positives, neutres ou négatives par exemple, associent-ils au caractère emprunté de ces éléments lorsqu'ils le perçoivent ? En particulier, comment les locuteurs, individuellement ou collectivement, font-ils un usage conscient et actif de l'emprunt lexical (en le favorisant, en le masquant voire en l'éradiquant) dans la construction de leur identité ?
Programme
9h30
Nicolas Tournadre (AMU) - La visibilité des emprunts linguistiques et ses conséquences géopolitiques.
10h15
Thiago Chacon – Language ecologies and language change in the Northwest Amazon [Les écologies et les changements linguistiques au Nord-ouest de l’Amazonie]
11h
Magdalena Lemus-Serrano (AMU) - Le contact entre le yukuna/tanimuka: le cas du système de numération
repas midi
14h
Louise Pichard-Bertaux (IrAsia) - L'anglo-thaï : quelques exemples dans la littérature contemporaine
14h45
Karl Seifen, Léa Mouton & Alice Vittrant (DDL) – Polyfonctionnalité en Asie du Sud-Est: L'emprunt dans les chemins de grammaticalisation
pause
15h45
Sylvie Voisin (AMU) – Wolof & français, une longue cohabitation, quelle(s) conséquence(s) ?
16h30
Sandra Cronhamn (Université de Lund) – Les emprunts lexicaux en finnois
17h15
Discussion
Informations pratiques
Entrée libre
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Modélisation de la transmission et de la diffusion des langues en Amazonie 01 septembre 2021 - 30 juin 2022 |
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