La place des femmes dans l'enseignement supérieur et la recherche. Quelques propositions pratiques
Séminaire de réflexion de l'IEA de Paris sur la place des Femmes dans la recherche et l'enseignement supérieur, avec les résidents de l'Institut, en présence de Pr Marie-Christine Lemardeley (Mairie de Paris, Université Sorbonne Nouvelle), Pr Claudine Moulin (Université de Trèves, fellow IEA 2015), et Pr Valérie Beaudouin (Telecom Paris Tech)
L’objet de ce séminaire exceptionnel était de discuter entre chercheurs de différents horizons et différents niveaux d’expérience sur la place des femmes dans l’enseignement supérieur et la recherche (ESR), au niveau international. Cette réunion n’avait pas pour ambition de déconstruire un problème global et hautement complexe, mais plus modestement de lister quelques propositions d’actions concrètes qui peuvent être menées au quotidien par les chercheurs pour améliorer la visibilité et la place des femmes dans l’ESR.
Le problème :
Dans l’enseignement supérieur et la recherche comme dans d’autres secteurs, les femmes sont confrontées à des formes de discrimination qui se traduisent notamment par une présence moindre dans les positions de pouvoir et d’influence. Elles rencontrent des difficultés liées par exemple à une division inégale du travail qui les désavantage en leur faisant porter certaines tâches familiales (Brousse, 2015), ou encore à des idées reçues qui s’avèrent souvent fausses, comme l’impact soi-disant négatif de la période de congé maternité sur la productivité, comme le note Marie-Christine Lemardeley.
Notre groupe a choisi de se concentrer sur un aspect particulier, spécifique au secteur de la recherche : la visibilité.
La visibilité est un aspect fondamental dans le monde académique où la valeur se produit par la reconnaissance des pairs. La réputation se construit notamment à travers la citation, elle constitue un capital social qui assure la présence dans les lieux de la science (revues, conférences, media, comités etc.). Des mécanismes de capitalisme cognitif (la visibilité appelle la citation, dans un cycle vertueux) rendent la question de la visibilité centrale dans la construction des carrières académiques.
Or, force est de constater un phénomène d’invisibilisation des femmes (Heinich, 2018b, 2018a) : on (hommes mais aussi femmes) tend à « oublier » de citer les apports théoriques et conceptuels des femmes, ou de les attribuer à des hommes, dans les écrits (antériorité conceptuelle, références bibliographiques) mais aussi dans les contributions orales (séminaires etc.). Cette spoliation discrète mais systématique d’une ressource essentielle est un handicap à l’influence, à la reconnaissance et à la carrière. Par ailleurs, les femmes sont plus souvent interrompues que les hommes dans la discussion (Voir les travaux de Linda Molm). Nathalie Heinich a créé une base de données sur l'invisibilisation de la pensée des femmes, http://sicsic.hypotheses.org qui recense des cas concrets.
Cette invisibilisation joue aussi lorsqu’il s’agit de choisir des invités pour des colloques, ou des membres pour des comités de sélection – ce qui a pour effet de faire sélectionner les candidats par des jurys majoritairement masculins, par exemple. Ce phénomène se renforce encore par les effets d'homogénéité des réseaux de sociabilité (les hommes connaissent des hommes etc.). Notons que ces effets de cooptation et d'endogamie jouent pour d'autres facteurs de ségrégation (en particulier l’origine nationale ou disciplinaire, la classe etc.). Comme le notent Pushpa Arabindoo, Valérie Beaudouin et Sahar Sadjadi, diverses formes de discriminations (genrée, nationale, ethnique, sexuelle…) s'additionnent et s'amplifient (« intersectionnalité »). En outre, dans la recherche jouent également les hiérarchies des disciplines. L’invisibilisation des femmes est rendue plus flagrante par une de ses principales conséquences : les comités et autres instances décisionnelles sont souvent majoritairement constitués d’hommes blancs d’âge mûr.
Mesures concrètes contre l’invisibilisation des femmes dans l’ESR :
Il convient en premier lieu de souligner que si le problème de l’invisibilisation des femmes et de leur sous-représentation dans la hiérarchie de l’ESR reste tout à fait d’actualité, la situation s'est considérablement améliorée depuis les années 1970 dans de nombreux secteurs : les participantes et participants ont narré de cette époque certaines expériences de discrimination ubuesques. Cette amélioration est due en partie à des mesures systématiques en faveur de la parité (par exemple au Royaume-Uni Athena SWAN : https://www.ecu.ac.uk/equality-charters/athena-swan/).
Ce type d’initiatives peut être complété par un travail au quotidien qu’hommes et femmes peuvent mener pour limiter le phénomène d’invisibilisation, dans deux domaines cruciaux de la vie universitaire : les interactions de groupe et les recrutements ou processus de sélection.
Interactions de groupe :
Le caractère davantage masculin de la prise de parole en groupe et de la mise en avant de soi est pour partie le résultat d’une éducation où, dès le plus jeune âge, les filles sont rappelées à la modestie et la réserve conformément à la représentation sociale de leur genre, à l’inverse des garçons (Duveen & Lloyd, 1990). Ce conditionnement à la réserve favorise l’invisibilisation ; des parents conscients de ces biais dans leur comportement parental peuvent le corriger.
La prise de parole et l’affirmation dans les groupes est plus difficile quand on est en minorité. Les groupes de travail étudiants dans lesquels il n’y a qu’une femme attribuent très souvent le rôle de secrétaire à celle-ci. Pour éviter ce biais et encourager l’affirmation des étudiantes, des participants du séminaire recommandent de systématiquement faire en sorte qu’au moins trois femmes soient présentes dans chaque groupe.
Un réflexe plus général consiste à veiller lors d’une réunion à ce que la contribution des femmes soit systématiquement signalée, attribuée et reprise, afin d’éviter qu’elle ne soit occultée, sciemment ou non, ou reprise à son compte par un homme. Ce principe, appelé « Amplification » et développé par des féministes étatsuniennes (https://www.girlboss.com/work/what-is-amplification-support-women-at-work), est développé par Claudine Moulin sur son blog : https://annotatio.hypotheses.org/888. Il s’agit d’une des notions les plus importantes ayant émergé au cours de ce séminaire.
Recrutements et processus de sélection :
En réponse à ceux et parfois aussi celles qui au nom de l’équilibre travail-vie personnelle font preuve de préjugés sur la capacité des femmes à remplir des rôles à forte responsabilité impliquant une forte disponibilité (en particulier des rôles de direction) il est suggéré de rappeler l'exemple des infirmières, profession dont la représentation est typiquement féminine. Les infirmières ont en effet d’énormes responsabilités, une charge de travail et un stress considérable, des horaires de travail étendus et souvent nocturnes. Pourtant, leurs employeurs se préoccupent rarement que leurs obligations professionnelles soient compatibles avec leur vie personnelle.
Dans les discussions sur la composition de comités de sélection, comme dans la constitution de programmes de colloques, ce sont d'abord des noms d'hommes qui viennent à l’esprit. Ce n’est pas nécessairement par malice ou préjugé, mais il s’agit d’un effet direct de l’invisibilisation, renforcé par le caractère endogame et homogène des réseaux et cliques (Brass, 1985; Mcpherson, Smith-Lovin, & Cook, 2001). Pour pallier ces effets, il est suggéré la solution simple de consulter des listes de spécialistes femmes par discipline ou thème de recherche est une. De telles listes existent ; qu’elles soient génériques (toutes les disciplines : http://www.academia-net.org), ou portent sur des disciplines spécifiques comme l’Histoire (https://womenalsoknowhistory.com).
En conclusion, quelques moyens simples pour contribuer à lutter contre l’invisibilisation des femmes ont été rappelés ou proposés :
- Favoriser dès l’enfance l’appropriation par les filles d’un rôle actif et visible dans les discussions de groupe
- Imposer la présence minimale de trois femmes dans les groupes
- « Amplifier » systématiquement les propos féminins dans les groupes en les appuyant et en citant l’auteure
- Remettre en cause l’idée que la problématique de l’équilibre vie professionnelle-vie personnelle suscite davantage de difficultés concernant les femmes
- Constituer et consulter systématiquement des listes de femmes expertes pour les processus de sélection ou la constitution de programmes d’événements scientifiques
Références
Brass, D. J. (1985). Men’s and Women’s Networks: A Study of Interaction Patterns and Influence in an Organization. The Academy of Management Journal, 28 (2), 327–343
Brousse, C. (2015). Travail professionnel, tâches domestiques, temps « libre »: quelques déterminants sociauxsociaux de la vie quotidienne. Economie et Statistique, 478-479–48, 119–154
Duveen, G., & Lloyd, B. B. (1990). A semiotic analysis of the development of social representations of gender. In G. Duveen & B. B. Lloyd (Eds.), Social Representations and the Development of Knowledge (pp. 27–46). Cambridge, UK: Cambridge University Press
Heinich, N. (2018a). « L’invisibilisation des apports théoriques, des créations conceptuelles » : le vrai sexisme universitaire. Retrieved February 27, 2019, from https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/10/11/l-invisibilisation-des-apports-theoriques-des-creations-conceptuelles-le-vrai-sexisme-universitaire_5368097_3232.html
Heinich, N. (2018b). L’invisibilisation de la pensée des femmes, l’autre « plafond de verre ». Retrieved February 27, 2019, from https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/11/09/la-pensee-des-femmes-est-elle-vraiment-invisible_5381076_3232.html
Mcpherson, M., Smith-Lovin, L., & Cook, J. M. (2001). Birds of a Feather: Homophily in Social Networks. Annual Review of Sociology, 27 (2001), 415–444
Molm, Linda D. (1990). Structure, Action and Outcomes: The Dynamics of Power in Exchange Relations. American Sociological Review, 55 (1990), 427-447
Moulin, C. (In)visibilité et amplification – fortifier les voix féminines dans la recherche, 28. 2. 2019, https://annotatio.hypotheses.org/888
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