Pierre Guyotat : formations en langue normative
Ann Jefferson, "Pierre Guyotat : formations en langue normative", in Critique n° 824-825 : Pierre Guyotat, Éditions de Minuit, janvier 2016, pp. 158-68.
Présentation
Depuis un demi-siècle, l’œuvre de Pierre Guyotat, né en 1940 à Bourg-Argental, fascine et fait scandale. Entrée dans l’espace public avec Tombeau pour cinq cent mille soldats, en 1967, puis avec Eden, Eden, Eden (interdit à sa parution en 1970), cette entreprise de refondation de la langue et de la fiction est aujourd’hui considérée comme un des monuments les plus importants de la littérature et de l’art de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe siècle.
D’emblée, elle a suscité l’admiration et la peur, par sa brutalité, par ses mises en scène de la sexualité, ainsi que par la violence faite au français ; et cette peur a parfois voilé l’éclat d’une œuvre dont, en 1970 déjà, Roland Barthes, Michel Foucault, Michel Leiris et Philippe Sollers avaient salué l’éminence.
L’art de Pierre Guyotat est celui d’une écriture en mouvement. Tantôt Guyotat écrit, selon son expression, « en langue normative » : celle des premiers écrits publiés, Sur un cheval (1961) et Ashby (1964), mais aussi d’écrits plus récents : Coma (2006), Formation (2007), Arrière-fond (2010). Tantôt, dans Prostitution (1975), Livre (1984), Progénitures (2000), Joyeux animaux de la misère (2014), il court l’aventure de « la langue ». Sans oublier le passage par ce degré zéro de la langue que constitue Explications (2000).
Guyotat parle « en langues ». Et son œuvre-Protée défie tout classement. Elle résonne des tensions de notre monde tout en inventant des univers apparemment différents. On y passe du récit de soi à des interventions dans la sphère publique d’autant plus marquées qu’elles émanent d’un retrait et qu’elles s’accompagnent aussi d’une réflexion sur la pratique de la littérature (Littérature interdite, en 1972, Vivre, en 1984).
Cette ondoyante profusion fait peur, elle aussi : elle intimide la critique. C’est pourquoi il nous a paru si important, aujourd’hui, de la parcourir, livre par livre, avec l’aide de ses meilleurs lecteurs et lectrices, pour mieux l’embrasser du regard.
Critique a accompagné, dès ses débuts, l’œuvre de Pierre Guyotat, publiant sur elle des articles majeurs, de celui de Philippe Sollers en 1971 à celui de Catherine Brun en 2001. Et c’est Roland Barthes, alors membre du comité de la revue, qui préfaça Eden, Eden, Eden, écrivant de ce livre qu’il « constitue (ou devrait constituer) une sorte de poussée, de choc historique ». C’est cette poussée et ce choc qu’explore ce numéro de Critique, placé sous la direction de Donatien Grau. Des contributions d’une variété remarquable y font cortège à de belles pages inédites choisies par Pierre Guyotat lui-même.